Frasques juridico-sorcières à Garoua (suite et fin)
Vendredi dernier, vous avez lu la première partie de cette histoire horrible où un capitaine de gendarmerie, après avoir soupçonné, puis accusé deux de ses subordonnés et leurs familles d’user de sorcellerie pour empêcher ses enfants d’avancer à l’école (en les envoûtant), organise sans un mandat du procureur de la République, une expédition punitive au domicile des “ accusés ”, pour bastonner homme, femme et enfants, avant de les traîner devant le tribunal… coutumier. Vous vous souvenez que le tribunal coutumier les ayant innocentés, ces familles ont été néanmoins reconduites à la brigade de recherche locale pour être gardées à vue. Voici donc la suite du récit des faits.
… Gardées donc à vue à la brigade territoriale, sous le commandement de l’adjudant-chef Metomo Télesphore, les infortunées continueront à subir de mauvais traitements sous le regard passif des gendarmes de service. Ceux-ci laisseront même entrer, le 28 juin, l’épouse de l’adjudant-chef Daou, proche du capitaine Yeinda, semble-t-il, pour venir frapper les épouses Djague et Amoun, les accusant d’être à l’origine de la mort de ses enfants, alors qu’il est établi de sources médicales que ceux-ci sont décédés de causes pathologiques connues (avortement, Vih/Sida, noyade selon le cas).
Toutes ces scènes se déroulent à un jet de pierre du Parquet d’instance de Garoua. Néanmoins, le Procureur de la République, M. Aminou, dit n’avoir été informé officieusement des faits qu’au cinquième jour de la garde-à-vue des victimes. Bizarre, bizarre !
Il faudra l’intervention personnelle du Procureur général près la Cour d’appel, Jean Wafo, sur démarche des organisations de défense des droits humains, pour que Mlle Pauline Bakayang, placée en garde-à-vue avec ses parents, soit libérée à la veille de son examen scolaire, le 1er août à l’Université de Ngaoundéré. Le Procureur général s’est d’ailleurs étonné du fait de n’avoir pas été informé de cette affaire par le Procureur de la République Aminou (le chef du Parquet).
Le 5 et le 6 juillet, après dix jours de garde-à-vue, l’adjudant-chef Djague et les deux femmes sont déferrés devant le Procureur de la République Aminou. Selon des sources sûres, ce dernier a prorogé par manuscrit la garde-à-vue le jour du déferrement (le 6 juillet). Il retiendra contre les deux femmes le motif de “ pratique de sorcellerie ” pour les déposer à la prison de Garoua. L’adjudant-chef Djague quant à lui est libéré pour comparaître libre, avec les deux femmes, devant le juge le mardi 10 juillet. Aucun plaignant ne s’étant présenté pour cette première audience, l’affaire est reportée pour le 24 juillet par le juge Ambomo, qui ne statuera pas non plus ce jour-là, compte tenu de l’introduction d’une requête de mise en liberté provisoire sous caution des deux femmes, faite par maître Toumbarou, avocat des accusés.
Or, bien que sous main de justice, l’adjudant-chef Djague est à nouveau appréhendé par l’adjudant-chef à la retraite Hamadou Lakreo, l’adjudant Nguindop et un de ses frères, à proximité de l’entrée principale de la base aérienne avant d’être conduit à l’intérieur du camp où il est battu à sang, sous le regard complice du colonel Eyafa Bekono. Après cette autre scène de torture, il est conduit sous les ordres du colonel à la brigade territoriale où il sera de nouveau gardé à vue.
Le 15 juillet, le capitaine Yeinda, accompagné par le soldat Jean Makoumba, l’adjudant Nguindop, le sergent-chef Krame, le sergent-chef Zoua et l’adjudant-chef à la retraite Toumba, se rend à nouveau à la résidence de la famille Djague dans l’intention d’appréhender Pauline. Ne l’ayant pas trouvée sur place, les hommes menacent pendant une trentaine de minutes les enfants présents, leur promettant la mort au cas où ils ne donneraient pas le numéro de téléphone de Pauline. Sûr de ces accusations, le capitaine Yeinda poursuit son chemin à la brigade territoriale de gendarmerie où il s’en prendra une fois de plus à l’adjudant-chef Djague, le traitant de tous les noms d’oiseaux et troublant ainsi pendant une demi-heure le service public, sous le regard médusé des gendarmes de service.
La deuxième phase de garde-à-vue de l’adjudant-chef Djague s’étalera du 13 juillet au 16 août. Aucun motif ne lui a été donné.
Le 28 août, l’adjudant-chef Djague et l’adjudant Amoun apprennent de manière officieuse qu’ils ont été détachés sans délai par le colonel Eyafa, respectivement aux bases aériennes de Bamenda et de Douala. Ceci au moment où leurs épouses sont toujours détenues à la prison centrale de Garoua et alors que la rentrée scolaire est imminente. La démarche de mise en liberté provisoire sous caution des deux femmes a été introduite depuis le 10 juillet. A ce jour, le tribunal n’a toujours pas statué sur les mérites de ladite demande.
On rappelle d’ailleurs à Garoua que la famille Djague ainsi que madame Amoun ne sont pas les premières personnes à être accusées des pratiques sorcières par Hamadou Lakreo lui-même aux allures de charlatan. Celui-ci aurait déjà de la même façon accusé la nommée Maiba Christine, épouse du sergent-chef Djamo, habitant à l’époque le camp de la base aérienne. Cette dernière a dû boire le cadi au tribunal coutumier du Lamidat de Garoua pour prouver son innocence à cette occasion.
On indique qu’il y a trois ans, le redoutable Hamadou Lakreo, encore en service, avait déjà menacé l’adjudant-chef Djague à maintes reprises avec un poignard en pleine cour d’honneur de la base aérienne, avant de lui promettre la prison à tout prix. Il est de même établi que le duo Hamadou Lakreo et le capitaine Yeinda sont à l’origine de l’expulsion du camp de la base aérienne, des familles Djague et Amoun depuis septembre 2004… (Enquête de Tjitsee De Jong, pour la raison des droits de l’homme).
Ainsi finit le premier épisode de l’histoire. Car après le déferrement de l’adjudant-chef Djague, de son épouse et de Mme Amoun devant le Procureur de la République les 5 et 6 juillet 2007, l’affaire est désormais pendante devant le tribunal d’instance de Garoua. Et en début de ce mois d’octobre, la demande de liberté provisoire pour les épouses Djague et Amoun est toujours attendue.
Un Etat d’auto-défense
La première question qu’on se pose devant un tel évènement est de savoir si vraiment le Cameroun a fini de sortir de sa sauvagerie. La deuxième, de savoir si nous sommes vraiment dans un Etat de droit. La troisième de savoir si l’école nous a apporté un plus de rationalité, ou plutôt conféré un réflexe animal dans une jungle où la loi du plus fort est toujours la meilleure. La quatrième de savoir si le déficit de l’autorité publique n’est pas en train de conduire peu à peu le pays vers une anarchie sociale de tous les dangers.
Le réflexe automatique de se faire justice lorsqu’on se croit tant soit peu offensé devient la première donnée de la conscience individuelle et collective des Camerounais. Ce qui est le contraire d’une société civilisée. La cause en est certainement le manque de confiance généralisée en la justice camerounaise. Ce qui s’est ainsi passé à Garoua n’est pas différent de cette autre justice populaire qui consiste à lyncher et brûler vifs des citoyens suspectés ou pris en flagrant délit de banditisme par les populations. Existe-t-il un Etat de droit qui ne soit pas caractérisé par sa capacité institutionnelle et structurelle de réguler les rapports des citoyens entre eux, dans l’équité et l’égalité devant la loi ? Ce ne serait plus un Etat de droit, mais un Etat de l’arbitraire où la règle de conduite citoyenne serait l’autodéfense.
Dans un Etat de droit, ce sont les familles Djague et Amoun aujourd’hui disloquées par leur administration (les époux sont respectivement affectés à Douala et Bamenda pendant que les épouses sont en prison, et les enfants abandonnés), ce sont ces familles agressées, disons-nous, qui devaient être accusatrices devant le tribunal et non pas accusées. Elles sont accusées de quoi au juste ? De sorcellerie peut-être ?
Alors, pourquoi un officier de gendarmerie qui n’est pas censé être un illettré, va-t-il abuser de son pouvoir en entraînant ses hommes avec lui pour aller se faire justice ? Chose interdite même en tant de guerre ! Sans doute parce que la sorcellerie est une affaire aux contours traditionnels, le capitaine Yeinda n’a-t-il pas voulu d’emblée faire appel à la justice moderne ? Dans ce cas, le tribunal traditionnel ayant déclaré innocentes les familles soupçonnées, pourquoi n’a-t-il pas laissé tomber l’affaire ?
Comment un homme, catholique pratiquant dit-on, élite sociale de son état, chargé par devoir professionnel de promouvoir et protéger la paix, et d’assurer la sécurité des citoyens, comment un tel homme, malgré une culture humaine supposée, peut-il, à partir d’un simple soupçon, déclencher une dangereuse dégradation de relations intercommunautaires, dans un camp militaire et dans deux quartiers différents d’une ville, s’il n’est pas, soit fou, soit garanti de l’impunité aussi bien dans sa hiérarchie que devant les autorités civiles et judiciaires de ladite ville ? Comment est-ce possible ?